Le silo de Mersch Sur l’histoire agraire au Luxembourg

Fonds luxembourgeois

Jean-Marie Majerus

Pendant soixante ans, le paysage autour de la gare de Mersch a été marqué par l’architecture gigantesque du silo de l’Agrocenter. Son implantation entre un méandre de l’Alzette à l’est et la ligne ferroviaire Luxembourg-Ettelbruck à l’ouest lui a apporté beaucoup d’avantages économiques et logistiques car le silo est non seulement localisé au centre du pays et au croisement de deux routes nationales mais aussi rattaché au chemin de fer. Depuis le 19e siècle, d’autres entreprises industrielles plus ou moins éphémères ont déjà vu le jour sur ce site, mais n’ont laissé guère de traces. Ce n’est que grâce à la construction du silo que la ville de Mersch est devenue la « métropole du monde paysan », comme le constatent Les Amis de l’histoire de Mersch dans leur catalogue accompagnant leur exposition au Kulturhaus (2019).

Comme les faiblesses structurelles de l’agriculture luxembourgeoise au lendemain de la Guerre sont évidentes (conditions naturelles défavorables, structures de transformation et commercialisation des produits agricoles défaillantes sinon inexistantes), la nécessité de la construction d’un silo n’est contestée ni par les forces vives de la nation ni par le pouvoir politique. La représentation professionnelle du monde agricole, la Centrale paysanne, doit relever ce défi. L’organisation syndicale unitaire du monde paysan, fondée en 1944, faisant fonction de Chambre l’agriculture depuis 1945, s’est d’abord préoccupée des revendications purement syndicales (questions des ouvriers agricoles, propriété de terres, reconstruction…). Afin d’être à même de se doter de nouvelles structures de commercialisation et d’équipements de la Centrale paysanne créée en 1955 la « Société de gestion du patrimoine de la Centrale paysanne » CEPAL. Après le feu vert du ministre de l’Agriculture (1956), les plans pour la construction du silo de Mersch sont mis en route, comme l’a souligné Danielle Schumacher dans l’ouvrage collectif « Landwirtschaft in Luxemburg. Nostalgie, Alltag, Perspektiven » (2003). Le premier coup de pelle donné le 10 février 1958, lance les travaux finalisés en un temps record grâce aux nouvelles techniques de construction en béton armé. Dès 1961, les produits alimentaires pour bestiaux sont commercialisés. En 1970, la construction de l’Agrocenter est achevée.

© René Weydert / Archiv Luxemburger Wort

Quant à l’architecture d’avant-garde des silos à grains géants en béton, l’architecte Arthur Thill s’est inspiré de modèles innovants notamment aux États-Unis et au Canada (Christian Aschman : Hors-Champs, 2020, p. 90). Selon le « Letzebuerger Land » cet édifice monumental est à l’image du pouvoir politique de la Centrale paysanne : « [die] gewaltige Siloanlage in Mersch, [ist] die weltliche Kathedrale unsrer Bauernschaft » (13.01.1967). La grande salle de réunion de Mersch impressionne le public par les matériaux nobles utilisés tels que le travertin, le marbre vert et les bois exotiques. La tour des machines, les silos à grain, le hall de réception des grains, l’usine des aliments composés, l’abattoir tout comme la salle de réunion sont des bâtiments particulièrement remarquables du point de vue architectural. La tour des machines est tellement impressionnante que Mathias Berns, le secrétaire général de la Centrale paysanne et instigateur de l’Agrocenter, exprime son émotion en ces termes dans le « Letzebuerger Baurekalenner » de 1960 : « Wuchtig und anmutig zugleich ragt [der Silo] aus dem Bahnhofkomplex hervor, ein Zeichen bäuerlichen Selbstbehauptungswillen und Anpassungsfähigkeit an die Erfordernisse der Zeit ». En 1970 la construction de l’Agrocenter avec toutes ses composantes est achevée, mais les critiques fustigent: le projet est accusé de gigantisme, de mauvaise gestion... En effet, l’Agrocenter confronté à de multiples difficultés doit réorganiser ses structures de production et de commercialisation. L’abattoir surdimensionné, construit en plusieurs étapes, est fermé en 2003 pour des raisons sanitaires et économiques.

Finalement, le site de Mersch est abandonné et les tours des silos emblématiques de Mersch sont détruites. Même le hall de réception des grains (Kärenhal), une « extravagance » (Christian Aschman, Hors-Champs, 2020, p. 93), jugée digne d’être préservée par le Service des sites et monuments est sacrifiée. En 2019, les promoteurs chargés de construire le nouveau complexe immobilier sur le site de l’ancien Agrocenter procède à sa démolition malgré les nombreuses interventions de citoyens engagés pour ce témoignage historique et économique intéressant. La construction d’un nouveau Agrocenter sur le plateau de Colmar-Berg en 2017 est complétée par la délocalisation des silos à Perl, en Allemagne, ainsi la continuation des activités de l’ancien Agrocenter de Mersch est assurée.

Paru dans Die Warte, 18 novembre 2021, p. 11.

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