Un périple de mille ans La Bible géante de Saint-Maximin

Fonds des manuscrits

Luc Deitz

Jusqu’à l’essor des universités au 13e siècle, les manuscrits (c’est-à-dire des textes écrits à la main sur des peaux de mouton, de chèvre, de veau ou de vache, spécialement poncées à cet effet et appelées « parchemin ») étaient presque exclusivement produits dans des monastères. Agissant comme les principaux dépôts du savoir et de la culture, tant classique que contemporaine, de nombreux monastères disposaient de leur propre scriptorium, c’est-à-dire d’un lieu où des scribes spécialement formés à cet effet copiaient des manuscrits (ou en composaient de nouveaux), soit pour leur propre usage, soit pour être échangés ou vendus.

Ainsi, les empereurs ottoniens (11e siècle) ont fait écrire et illuminer à Echternach, dont le scriptorium était réputé pour la qualité et l’exactitude de ses productions, certains des manuscrits médiévaux les plus spectaculaires, et qui ont survécu jusqu’à nos jours (comme le célèbre Codex aureus, aujourd’hui au Germanisches Nationalmuseum de Nuremberg).

La Bible géante de Saint-Maximin

La plupart des bibliothèques médiévales n’ont pas survécu dans leur intégralité aux aléas des temps, et encore moins peuvent être admirées in situ (la Stiftsbibliothek de Saint-Gall en Suisse et la Biblioteca Capitolare de Vérone étant de grandes exceptions). Elles furent vendues, brûlées, pillées, supprimées, détruites ou dispersées d’autres manières. En termes absolus, il est très rare qu’un manuscrit retourne à son « lieu de naissance », pour ainsi dire, près d’un millénaire après sa confection ; et il est encore plus rare que son cheminement au cours d’une si longue période puisse être retracé presque année après année. La Bible géante que la BnL a eu la chance d’acheter après de longues négociations en est un exemple quasiment unique.

Chronologie et parcours

  1. La grande abbaye impériale de Saint-Maximin à Trèves fut fondée vers 500, pillée par les Vikings au 9e siècle et placée sous la protection de l’empereur Lothaire (795–855) en 845. Avec l’abbaye d’Echternach (fondée en 697/698), à laquelle elle était intimement liée jusqu’au 17e siècle, elle était destinée à devenir un des monastères médiévaux les plus importants et les plus riches du pays rhénan. C’est là que la Bible géante fut créée dans le dernier quart du 11e siècle, étant ainsi seulement de quelques années plus jeune que l’autre Bible géante détenue par la BnL (Ms 264). Cette dernière fut composée sous l’abbé Régimbert (1051–1081) à Echternach et a clairement influencé notre exemplaire. De nombreux indices intrinsèques permettent de déterminer avec précision l’origine du livre (Schriftheimat), ainsi que sa provenance (Bibliotheksheimat) : on mentionnera, entre autres, des instructions très spécifiques pour la prière ; des leçons liturgiques inhabituelles, ou encore un document attribué au pape Léon VII excommuniant les ennemis de l’abbaye. Sa présence au sein de l’abbaye a (peut-être) été documentée dans un des plus anciens catalogues de bibliothèque survivants, rédigé vers 1125 (conservé aujourd’hui à Trèves, Wissenschaftliche Bibl., 2209/2328, fol. 1r), comme étant l’une des deux « bibliothecae maiores perfecte » (« Bibles surdimensionnées, avec texte complet » ; l’autre Bible complète mentionnée ici était un pandecte carolingien, découpé plus tard et ne survivant qu’en moins de 200 fragments, dont deux ont été récemment acquis par la BnL [utilisés comme doublures dans BnL Inc 159]).
  2. Au cours des cinq siècles qui suivirent, la Bible servait de lectionnaire de chœur pour des occasions spéciales, et était placée sur le maître-autel de l’église abbatiale. À un moment donné au cours du premier quart du 16e siècle, sa reliure d’origine fut remplacée. La reliure actuelle (deux lourdes planches en bois recouvertes d’une épaisse peau blanche de porc) remonte à cette époque.
  3. Très probablement durant la seconde moitié du 16e siècle, la Bible fut retirée de l’église et intégrée à la bibliothèque abbatiale, où le bibliothécaire de l’époque, Nicolaus Petreius, l’identifiait comme étant « ex libris imperialis monasterii sancti Maximini ». Vers 1593, la bibliothèque fut réorganisée et les manuscrits reclassés ; notre codex a alors reçu la cote (toujours visible) N 204 (fol. 2r).
  4. À un moment donné inconnu au 18e siècle, le duc Karl Eugen von Württemberg (1723–1798) offrit aux moines 300 ducats d’or pour acquérir le livre. L’offre du duc fut rejetée ; si elle avait été acceptée, la Bible serait maintenant probablement conservée à la Württembergische Landesbibliothek de Stuttgart, où la plupart des ouvrages appartenant à la collection privée du duc ont fini par aboutir.
  5. Suite à la médiatisation allemande, Saint-Maximin, comme tous les monastères situés sur la rive gauche du Rhin, fut supprimé en 1802. Le récit de la dispersion de sa bibliothèque est complexe et compliqué. De nombreux manuscrits furent acquis par l’historien Joseph von Görres (1776–1848). Environ 60, y compris ceux de la collection Görres, se trouvent maintenant à la Staatsbibliothek de Berlin ; 72 sont à la Wissenschaftliche Bibliothek de Trèves ; une bonne centaine sont éparpillés à travers le monde entier. Certains parmi eux se trouvent aujourd’hui à la BnL (Ms 136, Ms 271 etc. – ceci sans compter un bon nombre d’incunables, c.-à-d. de livres imprimés avant le 1er janvier 1501).
  6. On ne sait pas exactement comment la Bible géante a fini parmi les possessions de Leander van Ess (1772–1847), ancien moine de Marienmünster et traducteur catholique de la Bible. Quoi qu’il en soit, il la liste comme n° 15 dans le catalogue des manuscrits dont il était propriétaire, publié en 1823 (la cote donnée par van Ess se trouve encore sur une étiquette en papier collée sur le dos).
  7. Le reste de la collection van Ess fut acheté en bloc en 1825/26 par Sir Thomas Phillipps (1792–1872), qui avait rassemblé la plus grande collection de manuscrits (environ 60 000 volumes) du 19e siècle. L’ex-libris blasonné de Phillipps (« Phillipps 400 ») se trouve sur le folio 1r. (La BnL possède un autre manuscrit provenant de la collection Phillipps [olim Phillipps 8863 ; maintenant BnL Ms 871, acquis en 2016].)
La Bible géante de Saint-Maximin
  1. Nous savons que le codex se trouvait encore à Thirlestaine House (Cheltenham), résidence de la famille Phillipps, vers 1895. Après l’acquisition des restes de la collection par les frères Robinson en 1946, les 34 livres jugés les plus précieux et « d’une importance et d’un intérêt majeurs » furent presque immédiatement consignés à Sotheby’s. La Bible géante fut vendue aux enchères et adjugée à Maggs le 1er juillet 1946, comme lot n° 4a (leur code au crayon se trouve dans le coin inférieur du plat supérieur).
  2. De là, la Bible passa aux mains de Philip M. Chancellor (né en 1909), qui a collé son ex-libris armorial (« que je surmonte ») sur le premier feuillet de garde.
  3. En novembre 1955, P. M. Chancellor l’offrit à une famille inconnue d’Amérique centrale (Mexique ?), qui la confia ensuite de nouveau à Sotheby’s pour être vendue aux enchères à Londres.
  4. Sotheby’s proposa le codex à la vente le 6 décembre 1983, comme lot 46 dans leur Catalogue of Western Manuscripts and Miniatures to be sold with the Gospels of Henry the Lion and including … The Giant Bible of St. Maximin in Trier. (À cette occasion, l’Évangéliaire d’Henri le Lion fut vendu pour la somme de 8 140 000 £, ce qui était alors le livre le plus cher au monde). Lors de cette enchère, la Deutsche Bank (pour le compte du gouvernement ouest-allemand) ne réussit pas à acquérir la Bible géante ; elle fut surenchérie par le bibliophile, collectionneur et philanthrope Henri Schiller.
  5. Henri Schiller (né en 1933) possédait le manuscrit pendant deux décennies, de 1983 à 2003 (Londres).
  6. Sam Fogg l’acheta à Henri Schiller en 2003 et le possédait jusqu’en 2007.
  7. En 2007, le codex fut acquis par Sir Paul Ruddock (né en 1958), collectionneur et philanthrope, à Londres. Ruddock n’a lui-même possédé le manuscrit que pendant un an.
  8. En 2008, il fut vendu à un collectionneur privé en Suisse (collection Idda).
  9. Ce dernier confia le codex à Les Enluminures en 2022, maison de vente hautement spécialisée, qui ne l’annonça jamais dans aucun de ses catalogues, mais approchait immédiatement la BnL en tant qu’acheteur potentiel.
  10. En 2024, le codex a finalement été acheté par la BnL, environ 950 ans après qu’il avait été écrit à l’abbaye Saint-Maximin, avec l’aide de moines de l’abbaye d’Echternach.

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