Un texte à découvert La Bible géante de Saint-Maximin

Fonds des manuscrits

Thomas Falmagne

La Bible géante acquise par la Bibliothèque nationale est un objet hors-normes à plusieurs titres : par sa monumentalité bien sûr – elle pèse quelque 25 kilos et, ouverte, mesure 80 cm de largeur sur 55 cm de hauteur –, mais aussi par l’entremêlement des interventions au cours des siècles. L’essentiel de cette Bible a été écrit durant le quatrième quart du 11e siècle, mais le texte fut amendé en continu jusqu’au 16e siècle à Saint-Maximin de Trèves. L’objet lui-même fut affecté par l’impressionnante reliure sur ais de bois recouverts de peau de truie exécutée au 16e siècle.

On oublie trop souvent la matérialité des manuscrits médiévaux écrits sur parchemin. Dans le cas présent, il a fallu un cheptel de plus de 230 vaches pour aboutir au résultat final – rien qu’économiquement parlant un capital très important. Le processus de nettoyage (appelé le « ponçage ») est long et pénible. A la fin de l’opération, une peau de vache est généralement pliée une seule fois en deux, si bien qu’il en résulte deux feuillets ou quatre pages, ce qu’on appelle un « bifeuillet », tandis que le format qui en résulte est connu sous le nom d’« in-folio ».

La plupart des feuillets ont été rognés, mais par chance certains feuillets repliés avant la reliure du 16e siècle témoignent d’une largeur plus importante et révèlent la pratique de la « poncturation » qui permet de tracer à la mine de plomb les lignes presque invisibles sur lesquelles reposera l’écriture. D’autres feuillets montrent des traces de réparation du parchemin.

Présenter la matérialité d’un livre c’est aussi déterminer les phases de composition et d’écriture. Un livre est au Moyen Age composé de « cahiers », le plus souvent comme ici de « quaternions », c’est-à-dire de 4 bifeuillets (correspondant donc à 16 pages) cousus ensemble. Cinq parties se détachent dans notre Bible, même si c’est une seule main (appelée le « copiste A ») qui est responsable de la plus grande partie de la transcription du texte. La première partie renferme l’Octateuque, c’est-à-dire les huit premiers livres de l’Ancien Testament. La deuxième partie est réservée aux Règnes ; la troisième partie contient le texte des Prophètes ; la quatrième est consacrée aux livres sapientiaux, aux hagiographes et aux Macchabées ; la dernière au Nouveau Testament. Sans entrer dans les détails, c’est surtout au début et à la fin des cahiers extrêmes qu’on trouve des anomalies ou des indications précieuses sur le processus de reliure, de couture, de mise en page etc. – retenons par exemple la signature « x », qui est un numéro d’ordre du cahier, ou des « réclames », c’est-à-dire le report du premier mot d’un feuillet au verso du feuillet précédent, pour que le relieur du livre ne fasse pas d’erreur lors de la couture.

Ces cinq parties sont mises en page de façon très régulière. Le cadre justificatif est de 42-43 cm x 27-28 cm. Le nombre de lignes varie peu, de 50 à 51 lignes réglées sur deux colonnes.

La minuscule caroline est particulièrement élégante et est due à un copiste principal du dernier quart du 11e siècle: le copiste A, aidé pour certains prologues ou tables des chapitres par les copistes B-C, tandis que les corrections contemporaines sont d’une quatrième main.

A d’autres endroits, moins d’un siècle après l’élaboration du manuscrit, plusieurs autres copistes ont ajouté des textes reliés à l’abbaye de Saint-Maximin, qu’il s’agisse de prières ou de lectures liturgiques, ce qui confirme l’emploi de cette bible lors de l’office à l’église. Il s’agit en effet d’une bible communautaire placée dans le chœur. Comme le manuscrit montre des traces d’utilisation continue au cours des siècles, on arrive en tout à distinguer les mains de 15 copistes s’étendant sur cinq siècles.

Le décor du manuscrit révèle une grande précision dans la hiérarchie des différents éléments du texte, depuis les mises en évidences les plus simples jusqu’aux splendides initiales pour les débuts de livre, et qui toutes prouvent une collaboration étroite entre les ateliers (« scriptoria ») de Trèves et d’Echternach. Les dernières et premières lignes d’un livre biblique sont transposées dans une écriture mixte (minuscule, capitale et onciale), en utilisant le plus souvent l’alternance entre le noir et le rouge. Les lettres rouges sont utilisées pour la capitulation dans les tables des chapitres, pour les initiales des chapitres et occasionnellement pour d’autres éléments de subdivision, par exemple pour les dialoguistes dans le Cantique des Cantiques.

f. 276 - Les lettres rouges sont utilisées pour les dialoguistes dans le « Cantique des Cantiques ».

Dans le décor mineur, il est notable que quelques feuillets gardent encore leurs titres courants originels à l’encre noire et qui permettent au lecteur de se repérer plus facilement dans le volume.

f. 12 - Quelques feuillets gardent encore leurs titres courants originels à l’encre noire.

Le décor principal est constitué d’initiales à rinceaux tracés à l’encre rouge et évidés. Les fonds sont saturés de rouge, bleu, vert, jaune.

Le principe esthétique reste identique à travers l’ensemble de la Bible, mais l’artiste a aussi introduit de la variété: 1. Corps de la lettre fendu, le plus souvent à nœuds d’entrelacs, exactement comme dans la Bible d’Echternach commanditée par l’abbé Régimbert (BnL, Ms 264).

f. 71 - Initiale à rinceaux avec un cadre en vert.

2. Contour de l’initiale en rouge avec un cadre évidé et des espaces cloisonnés et saturés de violet, rouge, bleu ou enfin de teintes imitant le marbre, gris, rouge ou bleu,

f. 44 - Initiale à rinceaux avec nœuds et entrelacs.

3. Champ extérieur de l’initiale défini dans une forme géométrique, saturé de vert, rouge ou pourpre.

f. 342 - Initiale à rinceaux défini dans une forme géométrique.

Les motifs végétaux sont ceux de la Bible géante d’Echternach et la rareté des décors figurés respecte le canon esthétique très sobre voulu par l’abbé Régimbert.

f. 276 - Le décor figuré respecte le canon esthétique très sobre voulu par l’abbé Régimbert.

Enfin, la Bible garde deux pages frontispices, divisées en deux cadres peints (1v) en rouge, bleu et jaune et (5v) en rouge, bleu et vert. Au f. 1v les fonds sont saturés de vert et de pourpre, vierge de texte, les fonds verts étant sans doute prévus pour inscrire la rubrique du livre de la Genèse. Au f. 5v les dix bandeaux des cinq couleurs utilisées par le miniaturiste des initiales à rinceaux (jaune, rouge, bleu, pourpre, vert) sont parfaitement répartis entre les deux colonnes ; ce cadre comporte le titre du Prologue de Jérôme au Pentateuque. Cette fois l’évocation n’est plus celle de la Bible géante produite à Echternach vers 1070-1080, mais bien de la production epternacienne de la génération antérieure, à l’époque du Codex aureus de Nürnberg.

f. 5 - Les dix bandeaux à cinq couleurs utilisées par le miniaturiste des initiales à rinceaux sont parfaitement répartis entre les deux colonnes.

Enfin la matérialité de la Bible géante se révèle pleinement dans la monumentalité de la reliure du 16e siècle, qui est sans doute la troisième. La reliure originale est perdue, même si sans doute elle devait être prestigieuse. La reliure actuelle est en peau de porc blanche sur des ais de bois épais. Le champ central muni d’acrotères et cinq niveaux d’encadrements, avec usage de deux roulettes à motifs végétaux et une roulette caractéristique de Trèves avec quatre scènes bibliques (péché originel, sacrifice d’Isaac, crucifixion munie de la date de 1559 et ascension). Dans une autre reliure de Saint-Maximin utilisant cette roulette, on trouve le nom du relieur, un certain Otto nauticus, prêtre de Trèves et custos du monastère de Saint-Maximin. Cet atelier travaillait aussi pour l’extérieur, et notamment pour la bibliothèque d’Echternach, comme on peut l’observer dans une demi-douzaine de reliures conservées.

La Bible géante est un témoignage du savoir-faire et de la dévotion des scribes et artisans médiévaux. De la production minutieuse du parchemin aux élégantes enluminures, elle reflète des siècles d’histoire religieuse et culturelle. Sa taille imposante, ses décorations et les ajouts faits au fil des siècles soulignent son importance en tant qu’objet sacré et document vivant, précieux et utilisé tout au long de son histoire.

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