Du républicanisme au corporatisme Emile Eiffes ou le parcours d’un original de la politique luxembourgeoise de l’entre-deux-guerres
Il est des personnages dans l’histoire du Luxembourg, dont la trajectoire personnelle, professionnelle et politique se confond avec les soubresauts d’une époque donnée. Emile Eiffes (1884-1974), ancien militaire de la Compagnie des Volontaires et chantre de la cause républicaine dans la foulée des événements de novembre 1918-janvier 1919, est bien de ceux-là. La complexité du personnage, dont on peine encore à trouver une photographie digne de ce nom, tient à la singularité de son parcours, emblématique de la complexité qui caractérise la période de l’entre-deux-guerres.
Un parcours de vie chaotique au lendemain de 1918
Entré à la Compagnie des Volontaires à l’âge de 17 ans, ce petit-fils d’un ancien « grognard » de l’armée napoléonienne, est entré dans la postérité pour s’être illustré par deux faits d’armes : il est l’un des sous-officiers à prendre la tête du mouvement de protestation des soldats contre les conditions d’encadrement inspirées des méthodes prussiennes jugées brutales (16 au 29 décembre 1918). Enfin, sa filiation, ainsi que sa francophilie héritée de son grand-père l’amènent probablement à prendre fait et cause pour les partisans de la république lors des journées d’émeutes du mois de janvier 1919.
A l’issue de ces événements, Eiffes part s’exiler à l’étranger et s’établit à Paris. A son retour au Grand-Duché en 1921, son implication dans les événements de décembre 1918 à janvier 1919 lui vaut d’être poursuivi pour complot et pour atteinte à la sûreté de l’Etat. Il est condamné en appel à une peine de deux ans d’emprisonnement en janvier 1922. Un recours en grâce introduit auprès de la Grande-Duchesse Charlotte lui évite toutefois de purger sa peine. Eiffes se fait désormais discret, comme en témoigne la suite de son parcours, aux antipodes de sa formation militaire initiale. Il travaille désormais comme représentant commercial de la « Vacuum Oil », société pétrolière française établie au Luxembourg. Il réside successivement à Walferdange et à Beggen.
Durant le restant de la décennie 1920, Eiffes manifeste la même discrétion sur le plan politique : on ne lui connaît pas le moindre mandat électif, ni de conseiller communal ni de député. Ce n’est qu’en 1933 que l’on assiste à un nouveau sursaut – par l’écriture cette fois – de la part de Eiffes. L’ancien sergent-major semble être saisi d’une frénésie d’écriture, puisqu’il publie en l’espace d’une année deux opuscules. Assurément, Eiffes semble vouloir régler ses comptes.
1933, l’année du sursaut : la publication de ses mémoires et de son programme politique
Dans le premier opuscule « Die revolutionäre Bewegung in Luxemburg 1918-1919 » (1933), Eiffes revient sur son rôle dans les événements de 1918-1919 : la mutinerie, au sein de la Compagnie des Volontaires, contre le règlement militaire, et son engagement politique au sein du camp républicain. Il réclame l’abolition de la monarchie et l’introduction d’une république au Luxembourg et prend part à la proclamation de la République le 9 janvier 1919. L’intervention militaire française a tôt fait de mettre fin à cette parenthèse inédite dans l’histoire du Luxembourg.
Son deuxième opuscule « Neue Bahnen – nationales und internationales Reform-Programm » (1933) est clairement un appel en faveur de l’instauration d’un Etat corporatiste (« Ständestaat ») au Luxembourg, qu’il souhaite voir introduire par voie de référendum. Etonnante prise de position de celui qui s’érigea jadis en défenseur de la cause républicaine. Le ton employé est à la fois solennel et offensif – les textes émanent probablement de la plume de Ferdinand Hegermann (1887-1969). Eiffes se dépeint comme l’homme providentiel capable de sauver le Grand-Duché du prétendu marasme économique et social dans lequel l’auraient projeté les luttes de partis politiques élus démocratiquement. Il dénie toute légitimité et représentativité politique à la Chambre des députés.
Le corporatisme, panacée à tous les maux politiques et économiques selon Eiffes
D’après lui, ce seraient justement ces mêmes luttes de partis qui gangrèneraient de l’intérieur le système politique et économique du pays, précipitant d’après lui sa chute prématurée. L’ambitieux programme de réformes qu’il entend mettre sur les rails doit permettre le sauvetage et la relance du pays. Ainsi prévoit-il une refonte en profondeur de son système administratif et politique, ainsi que de son économie. Mais les ambitions de Eiffes ne sauraient s’arrêter en si bon chemin : il entend transposer son programme à l’échelle du monde, ceci afin de défendre et de sauvegarder de manière pérenne les intérêts de la « classe ouvrière internationale » et de la paix mondiale…
On comprendra aisément qu’à travers la critique des « luttes de partis » transparaît non seulement le rejet des principes et des valeurs démocratiques, mais surtout le ralliement à des régimes autoritaires, voire dictatoriaux. Même s’il ne l’exprime pas ouvertement, il est fort probable que Eiffes ait été séduit par certains « modèles » à l’œuvre en Allemagne ou en Autriche, ou Engelbert Dollfuss instaure un régime autoritaire inspiré des mêmes principes que ceux que Eiffes souhaiterait voir transposés au Grand-Duché, à savoir l’Etat corporatiste.
Le tract que nous vous présentons paraît en complément de cet opuscule. Sorti des presses de l’imprimerie Victor Beffort le 19 octobre 1933, le texte de ce document est assorti d’un appel à adhérer à la « liste des adhérents de l’Etat corporatiste démocratique » que Eiffes souhaite monter en vue de la tenue du futur référendum. Lorsque l’on sait qu’en Autriche et ailleurs – voir le Portugal avec l’« Estado novo » sous Salazar –, l’instauration d’un Etat corporatiste passe nécessairement par la prise de mesures à la fois coercitives et liberticides, on peut toutefois s’interroger sur la manière dont Eiffes entend concilier deux régimes politiques aussi diamétralement opposés. Ces contradictions n’échappent évidemment pas au Escher Tageblatt et à l’Obermosel-Zeitung, lesquels ne manquent pas de railler et d’étriller Emile Eiffes pour ses idées jugées farfelues dans leurs éditions respectives du 21 et du 30 octobre 1933. Quant à son appel à destination des électeurs, celui-ci semble avoir rencontré très peu d’écho. Sa tentative de rallier l’opinion publique à sa cause se solde par un échec cuisant.
Durant les années qui suivent jusqu’à sa disparation quelques décennies plus tard, Eiffes ne fera plus jamais parler de lui. Ainsi, pour la période d’occupation nazie (1940-1944), aucune activité n’est connue de sa part. E. Eiffes disparaît à Luxembourg le 30 janvier 1974.
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