Comment faut-il cuisiner le hérisson ?
BnL, Ms 95Depuis 2018, sous l’égide de Thomas Falmagne, le troisième volume du catalogue de manuscrits du Grand-Duché de Luxembourg est en cours de rédaction. Après les manuscrits provenant des abbayes d’Echternach (2009) et d’Orval (2017), il est désormais au tour de ceux de provenances moins illustres ou inconnues.
Même si la parution de cet ouvrage impressionnant, prévu en trois tomes et bien plus volumineux que les deux premiers volumes, n’aura pas lieu avant 2027, il s’avère utile de donner un petit avant-goût du contenu de ce projet de longue haleine.
Manuscrits médiévaux remarquables dans le troisième volume
Parmi les manuscrits médiévaux qui y seront décrits figurent entre autres les manuscrits héraldiques de la collection du Dr. Jean-Claude Loutsch (*1932-†2002), montrés à l’exposition « Ars Heraldica » (2024) ; Alain de Lille avec sa somme de prédication provenant des Jésuites de Luxembourg (Ms 57) ; le Tertullien provenant d’(Alt)Munster (Ms 75) ; le célèbre Codex Mariendalensis avec Leben der Gräfin Yolanda von Vianden (Ms 860) ; la Bible géante de l’abbaye St-Maximin près de Trèves (Ms 1000), exposée de décembre 2024 à mars 2025, et Le Mesnagier de Paris (Ms 95).
Traité de morale et d’économie domestique
C’est sur ce dernier manuscrit que nous voulons nous attarder ici, sans pour autant oser prétendre remplacer la description détaillée de Falmagne. L’exemplaire de Le Mesnagier de Paris (abrégé Mesnagier) à la Bibliothèque nationale du Luxembourg (BnL) attire notre attention pour deux raisons principales. D’une part, il s’agit d’un des rares exemplaires de ce texte – il n’y a que trois autres manuscrits (Bruxelles, KBR, ms. 10310-10311 ; Paris, BnF, ms. fr. 12477 et n. a. fr. 6739) mondialement connus – ; d’autre part, le texte en moyen français est insolite et en même temps très terre à terre et facile d’accès. François Bonnardot qualifie ce traité « d’une des productions les plus intéressantes et les plus méritoires de la dernière période du Moyen-Age. »
Le Mesnagier (ou Ménagier) est, comme son nom l’indique, un traité de morale et d’économie domestique, une information qui est également indiquée au dos du volume de Ms 95 (« Précepte de morale et d’économie domestique »). L’œuvre est écrite vers 1393 par un bourgeois parisien nouvellement marié à l’attention de sa jeune épouse de 15 ans. L’auteur anonyme veut donner « une instruction générale et facile » (traduction en français moderne) à sa femme adolescente ou tout simplement mettre à sa disposition un manuel de la parfaite épouse. Le texte est divisé en trois parties principales (distinctions) : la première traite de l’amour de Dieu et de la paix conjugale, la deuxième de la tenue de la maison (y compris des recettes culinaires) et du comportement social, et la troisième de la chasse à l’épervier (en allemand : Sperber). C’est dans la deuxième partie qu’on trouve des observations ou recommandations inattendues, voire amusantes comme :
Le manuscrit à la BnL, fort de I+ 361 feuillets (28,5 x 19,5 cm), date du dernier quart du 15e siècle. Copié dans les Pays-Bas bourguignons, il a été ensuite la propriété de Charles Ier de Lalaing (*1466-†1525), conseiller et chambellan de Maximilien Ier, de Philippe le Beau et de Charles Quint, et de son fils Charles II de Lalaing (*1506-†1558), grand bailli du Hainaut. Falmagne admet que le manuscrit est entré plus tard en la possession de Denis de Villers (*1579-†1620), chanoine de la cathédrale de Tournai. Même si le Ms 95 ne peut pas se vanter d’avoir été entre les mains de Philippe le Bon, duc de Bourgogne (comme les manuscrits Bruxelles, KBR, ms. 10310-10311 et Paris, BnF, ms. fr. 12477), sa provenance est néanmoins remarquable. Au plus tard en 1890, le manuscrit a fait son entrée à la future BnL.
Comme Falmagne le précise, en raison des recettes culinaires à la fin du volume (f. 356r-360r) qui sont identiques dans Paris, BnF, n. a. fr. 6739 (2e moitié du 15e siècle) et Ms 95, il est possible d’établir un lien de parenté direct entre ces deux témoins. Le lecteur ne s’en étonnera d’ailleurs pas, si l’on précise que celui-là a été la propriété de Marguerite de Ghistelles, femme de Pierre de Roubaix (*1415-†1498), qui est à la tête d’une seigneurie qui est presque voisine au comté de Lalaing. Or, contrairement à une remarque de Yann Morel dans une publication de 2023, la collection de recettes dite du cuisinier Hotin dans Ms 95 ne s’arrête pas à « broues de fleur de peschier » (f. 359r), mais inclut bel et bien les cinq dernières recettes (aux f. 359v-360r ; p. ex. « petis past[é]s de poisson ») comme dans le manuscrit de Paris. Cette erreur souligne l’importance du catalogue en cours d’élaboration.
Pour finir, citons encore un autre extrait, qui a gardé toute son actualité, parce qu’il témoigne, de la part de l’auteur, d’un souci en faveur d’une certaine égalité des sexes, dont il est régulièrement question aujourd’hui :
Et pour qu’on ne dise pas que je préfère parler des devoirs des femmes plutôt que de ceux des hommes, […] les maris doivent aimer leurs femmes comme leur propre corps. Ce n’est pas à prendre comme une image ou une simple parole ; il faut entendre : du fond d’un cœur loyal.
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