Fantasmes éphémères Sur les traces d’un dominotier luxembourgeois du XVIIIe siècle

Fonds des imprimés rares et précieux

Tom Zago

Véritables fantasmes éphémères, les papiers peints assument une position intrigante au sein de l’anatomie du livre, surtout ancien. Assumant le rôle de charnière centrale, le papier peint, qu’il soit marbré, de tenture, calicot, etc., dépasse régulièrement sa fonction purement technique de feuillet de garde et devient pour ainsi dire le témoin d’une volonté esthétique.

C’est ici, à travers les papiers peints et la relation que ceux-ci entretiennent avec l’œuvre contenue, que le côté matériel du livre rencontre la dimension exclusivement intellectuelle de l’œuvre pour engendrer un dynamisme révélateur. Oui, le papier peint devient donc ce lien captivant et étrange qui fusionne livre et œuvre. Ainsi, la Bibliothèque nationale du Luxembourg vous propose de vous plonger dans ce monde éphémère à travers une sélection de documents provenant du Fonds des imprimés rares et précieux, exposés dans trois vitrines consacrées à ce sujet devant la salle de consultation spécialisée.

Parmi les papiers dominotés les plus intéressants des collections de la BnL se trouvent être ceux qui proviennent d’un atelier luxembourgeois assez inconnu jusqu’alors : celui de A.[dam] G.[ottfried] Kaempff. On ne connaît presque rien sur Adam Gottfried et il ne semble pas être représenté dans les registres des bourgeois de la ville de Luxembourg, d’où aussi la difficulté de déterminer quand Kaempff aurait ouvert boutique dans la ville fortifiée. Il ne nous est connu que par une documentation fragmentée et indicative au mieux, conservée pour la plupart aux Archives nationales de Luxembourg et au sein des collections de la Bibliothèque nationale.

Il est néanmoins fort probable que le relieur luxembourgeois Jean Henry Kaempff (ca. 1746-18.01.1823), exerçant le métier de cartonnier selon la liste des contributions de 1816, soit ou un descendant direct ou un parent quelconque de Adam Gottfried. Toutefois, il semble certain que Adam Gottfried lui aussi exerça les métiers de relieur et de cartonnier respectivement.

Qu’il fut relieur est non seulement suggéré mais rendu évident par un volume conservé aux Archives nationales de Luxembourg. Dans ce dernier, on y trouve une annonce publicitaire, nous fournissant la marque de l’artisan : « Luxembourg, chez Adam Gottfried Kaempff au Missel d’Or ». Outre les quelques traces que Kaempff nous a laissées au Luxembourg, son papier se trouve aujourd’hui conservé dans les collections de la Bibliothèque Stanislas à Nancy et il semble qu’un spécimen de son papier dominoté ait figuré dans une exposition sur les arts graphiques au Musée royal et impérial autrichien de l’art et de l’industrie (aujourd’hui le Musée autrichien d’arts appliqués / art contemporain) en 1873.

À Nancy, le papier dominoté de l’atelier de Kaempff s’est conservé en tant que couverture d’un livre broché. On y perçoit notamment l’adresse que ce dernier imprimait sur son papier : « [C]hee. A. G. Kaempff ». Cette adresse est identique à celle dans notre exemplaire. D’autant plus, on y rencontre le même décor « orné de fleurs et d’un oiseau ». Seule la coloration diffère légèrement. Contrairement à celui conservé à la Bibliothèque nationale de Luxembourg – où il sert de feuillet de garde –, le papier de Kaempff a été utilisé comme couverture pour l’exemplaire nancéien, soulignant de nouveau le caractère éphémère du matériel. Ces couvertures cartonnées ont souvent été utilisées pour les livres dans l’attente de recevoir une reliure permanente. D’où, paradoxalement, le fait que ces papiers dominotés sont assez rares – particulièrement ceux qui nous permettent d’identifier le producteur.

Serait-ce donc la première trace tangible prouvant que l’art du dominotier aurait été pratiqué à Luxembourg au XVIIIe siècle? Oui et non.

Oui, parce que dans le cas particulier de Adam Gottfried Kaempff, on réussit pour la première fois à relier producteur et produit d’une façon irrévocable. La présence de cet acteur avalisée, reste à voir quand celui-ci aurait exercé son métier au Duché de Luxembourg. Même si la période d’activité reste par ailleurs difficile à cerner, un constat inévitable s’impose : aussi bien pour l’exemplaire de la Bibliothèque nationale que pour celui provenant de la Bibliothèque Stanislas, il s’agit d’œuvres parues ou reliées vers le milieu du XVIIIe siècle. Tandis que le papier luxembourgeois embellit une première édition du Neues und wohleingerichtetes Mineral- und Bergwercks-Lexicon (Chemnitz : Stösseln, 1743) de Johann Caspar Zeisig, celui de Nancy orne un exemplaire de l’Histoire de la campagne de mil sept cent cinquante sept, sur le Bas Rhin, dans l’électorat d’Hanovre et autres pais conquis, livre paru en 1757 et attribué à François-Antoine Chevrier. Outre ces deux exemplaires, la Bibliothèque nationale du Luxembourg dispose d’un autre ouvrage curieux orné du papier dominoté de Kaempff.

Bien que ce dernier ne porte ni marque ni adresse, le motif employé, l’exécution ainsi que la gamme de couleurs à laquelle le papier se réfère, indique cependant qu’il doit s’agir de nouveau d’un travail de Kaempff. Toutefois, la provenance du livre nous fournit l’élément déterminant pour amarrer la période d’activité correspondante. Provenant de la bibliothèque de l’abbaye bénédictine de Münster à Luxembourg-ville – l’ex-libris manuscrit nous indique que le livre, une fois relié, aurait été remis aux moines bénédictins du Grund vers 1753 – nous y trouvons une tabula paschalis perpetua, c’est-à-dire une table pascale permettant d’indiquer les dates de Pâques pour une période consécutive. Étant donné que cette table commence en 1751, elle nous sert de nouveau à délimiter la période d’activité du maître dominotier et de la fixer vers le milieu du XVIIIe siècle. Kaempff serait donc un contemporain, voire un éventuel collaborateur de l’imprimeur luxembourgeois André Chevalier (mort en 1747).

Un dernier regard, rappelant le contexte historique général, nous soit permis : en la fixant entre 1740 et 1770, la période d’activité de Kaempff aurait donc coïncidé, on le sait, avec celle de Jean Dieudonné (1721-1795), fameux cartier luxembourgeois qui s’était établi à Grevenmacher vers – comment aurait-il pu en être autrement ? – le milieu du XVIIIe siècle.

Quoi qu’il en soit, à côté de ces idées reçues sur l’histoire de l’imprimerie dans l’ancien Duché de Luxembourg, des personnes comme Adam Gottfried Kaempff – largement absent jusque-là – mériteraient une place dans celle-ci.

Ceci dit, nous comprenons maintenant pourquoi il n’est pas possible de répondre par l’affirmative sans réservation quelconques à la question de savoir si Kaempff est le premier et probablement le seul dominotier à avoir travaillé au Luxembourg au milieu du XVIIIe siècle : les études systématiques à ce sujet sont largement inexistantes et le matériel disponible est loin d’être exploité. En dernier ressort, cela signifierait qu’un recensement systématique des papiers dominotés au sein des collections patrimoniales de la BnL et la mise à disposition des informations recueillies dans un inventaire synoptique serait à prendre en considération, si l’on souhaite combler l’état des connaissances actuelles.

Marie-Ange Doizy le soulignait déjà en 1996 : décor et histoire du livre sont entrelacés et l’étude systématique de l’un entraînerait forcément un élargissement de nos connaissances sur l’autre. La production des papiers et cartons occupera une position clé dans cette équation non encore résolue. Et ceci précisément parce qu’une telle approche continuerait d’insister sur l’indispensabilité des contextes sociaux ; contextes, donc, qui à leurs tours conditionnent non seulement la genèse du livre en tant qu’objet assemblé, provenant d’une multitude de réalités sociales, chacune desquelles mériterait d’être étudiée jusqu’au fond, mais aussi d’une diversité souvent écrasante, appelant à des synthèses plutôt que des observations erratiques.

Même s’il n’était possible de vous présenter ici que très brièvement une situation beaucoup plus complexe, les observations proposées ont néanmoins suffi pour mettre en évidence l’immense potentiel qui réside dans une telle approche. Une situation, enfin, qui, quant à elle, nécessiterait une étude systématique des aspects plutôt matériels, nous renvoyons aux contextes multiples de la sociabilité du livre. Réunissant ainsi des personnages divers issus de milieux sociaux radicalement différents les uns des autres, on y rencontrerait à côté des fabricants de papier déjà mentionnés, des imprimeurs, des relieurs, des marbreurs et marchands libraires, des consommateurs et, enfin, des lecteurs.

▪ Une sélection de documents à ce sujet est exposée dans les vitrines devant la salle de consultation spécialisée au premier étage jusqu’au 29 février 2024.

Sources et lecture complémentaire

  • Doizy, Marie-Ange, De la dominoterie à la marbrure : histoire des techniques traditionnelles de la décoration du papier, Paris 1996.
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  • Haemmerle, Albert, Buntpapier : Herkommen, Geschichte, Techniken, Beziehungen zur Kunst, München 1961.
    Obtenir en bibliothèque
  • Jammes, André, Papiers dominotés : trait d’union entre l’imagerie populaire et les papiers peints (France / 1750-1820), Paris 2010.
    En voie d’acquisition par la BnL
  • Kopylov, Marc, Papiers dominotés français, ou, L’art de revêtir d’éphémères couvertures colorées livres & brochures entre 1750 et 1820, Paris 2012.
    En voie d’acquisition par la BnL
  • Kopylov, Marc, Papiers dominotés italiens : un univers de couleurs, de fantaisie et d’invention : 1750-1850, Paris 2012.
    En voie d’acquisition par la BnL
  • Porck, Henry et al., Buntpapier : ein Bestimmungsbuch, Hamburg 2009.
    Obtenir en bibliothèque
  • Van der Vekene, Emile, Dictionnaire illustré des relieurs ayant exercé au Grand-Duché de Luxembourg depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours, Luxembourg 2002.
    Obtenir en bibliothèque
  • Welter, Jean, “Genealogie und Druckgeschichte: die Kartenmacher-Dynastie Dieudonné in Grevenmacher 1754 bis 1880”, dans : Beiträge zur Druckgeschichte 1, pp. 103-108, Mainz, 2001.
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