1859 : début de l’épopée du rail au Luxembourg Sur l’inauguration et la mise en service du Guillaume-Luxembourg
Le chemin de fer, une nécessité économique
Lorsque le Prince Henri d’Orange-Nassau (1820-1879), Lieutenant-Représentant de son frère, le Roi des Pays-Bas Guillaume III, pose le 29 octobre 1858 la première pierre du chantier de construction de la gare de Luxembourg, nul ne se doute que cet acte solennel va marquer le début d’une grande épopée – celle du chemin de fer au Grand-Duché. Celle-ci naît d’une nécessité absolue, en même temps qu’elle répond à des impératifs économiques majeurs : à savoir le désenclavement économique du pays en cette première moitié du 19e siècle. Assurément, l’insuffisance du réseau routier existant, ainsi que l’absence d’infrastructures ferroviaires freinent le développement économique du pays, encore largement tributaire du secteur agricole. Le raccordement du pays aux réseaux ferrés de ses trois grands voisins s’avère être la meilleure option. L’urgence est telle que les autorités gouvernementales de l’époque engagent, dès 1845, des tractations avec des compagnies ferroviaires étrangères pour doter le Luxembourg d’un chemin de fer digne de ce nom.
En effet, l’Etat grand-ducal ne disposant à l’époque pas encore des moyens financiers adéquats, il va faire appel à des capitaux étrangers pour financer la construction des premières voies ferrées. C’est dans ce contexte que sont accordées en 1855 les premières concessions pour la construction de lignes ferroviaires : la première concession porte sur la construction d’un tronçon qui part de la frontière belge, en passant par Steinfort et la Ville de Luxembourg, pour aboutir à la frontière prussienne par ou près de Wasserbillig. La seconde concession concerne la construction d’une ligne qui s’étend de Luxembourg jusqu’à la frontière nord du pays, en passant par Diekirch et Weiswampach. Ces deux concessions sont cédées deux ans plus tard à une compagnie ferroviaire basée à Luxembourg, mais disposant en même temps d’une succursale administrative à Paris : il s’agit de la Société Royale Grand-Ducale des Chemins de Fer Guillaume-Luxembourg, que le Gouvernement luxembourgeois de l’époque autorise par arrêté royal grand-ducal (2 mars 1857) à construire des voies ferrées aussi bien à l’intérieur du Grand-Duché que dans les pays limitrophes.
Construction d’une première gare au Grand-Duché
Bien évidemment, la construction de voies ferrées rend nécessaire celle d’une gare, que l’on souhaite implanter au cœur même de la Ville de Luxembourg, jusque-là ville de garnison – la capitale abrite alors une importante garnison prussienne, ceci en raison de son appartenance à la Confédération germanique. L’enjeu est de taille : on souhaite faire de Luxembourg un nœud ferroviaire de premier plan, dont la vocation majeure serait de relier la capitale aux réseaux ferrés des pays limitrophes. Les autorités militaires prussiennes cautionnent bien évidemment le projet. Elles y voient là le moyen de contrôler les passages d’importance majeure pour le pays. Aussi le choix de l’emplacement et des matériaux de construction (le bois) répond-il aux préoccupations stratégiques exprimées par le commandement militaire prussien. En effet, en étant implantée sur la rive Sud de la Pétrusse, la gare se situe à l’extérieur des fortifications, en même temps qu’elle se trouve à l’intérieur du rayon de la forteresse. En cas d’agression militaire, les autorités prussiennes auraient tout loisir d’ordonner la destruction sur-le-champ de la gare qu’elle ne tombe aux mains de troupes ennemies.
La première pose de la gare de Luxembourg, première gare du pays
Les pièces issues du fonds des documents éphémères de la Bibliothèque nationale du Luxembourg éclairent les différentes étapes de la construction de la future gare, dont le chantier échoit à la Société Guillaume-Luxembourg, laquelle sous-traite les travaux de construction à l’entreprise britannique Waring Brothers. La lettre d’invitation, datée du 26 octobre 1858, se rapporte au bal organisé à l’occasion de la cérémonie de la pose de la première pierre de la gare. Le courrier émane du Collège échevinal de Luxembourg : celui-ci se compose e.a. du Bourgmestre Jean-Pierre David Heldenstein (1792-1868) et des échevins Charles Simonis (1818-1875) et Jean Ulveling (1796-1878). Si la cérémonie de pose de la première pierre est fixée au 29 octobre, le bal est prévu le 30 octobre. Il doit avoir lieu à l’Hôtel de Ville de Luxembourg en présence du Prince Henri d’Orange-Nassau, Lieutenant-Représentant, et de son épouse, la Princesse Amalia (1830-1872). C’est au Prince Henri que revient l’honneur de poser la première pierre (29 octobre 1858), inaugurant ainsi le début du chantier de construction de la gare qui s’achèvera moins d’un an plus tard. Le marquis d’Albon (Jean-Guige-Louis-Marie-Alexis), co-fondateur et président de la Société Guillaume-Luxembourg, prononce pour l’occasion un discours très remarqué sur le degré d’avancement des travaux.
L’inauguration en grande pompe du réseau Guillaume-Luxembourg
La lettre d’invitation que voici se rapporte à la période où le bâtiment de la gare est dans sa forme achevée. Son rôle est central puisque c’est de là que partent les deux premières lignes ferroviaires du pays, dont l’exploitation est confiée par la Société Guillaume-Luxembourg à la Compagnie des Chemins de fer de l’Est aux termes d’un contrat conclu pour une durée de 50 ans. Ainsi, la ligne qui relie Luxembourg à Thionville (France) entre en service le 11 août 1859, alors que celle entre Luxembourg et Arlon (Belgique) est ouverte à la circulation dès le 15 septembre 1859.
Les festivités autour de leur inauguration – en même temps qu’est célébrée la pose de la première pierre du viaduc de Pulvermühle (construite à l’origine en bois, d’où son nom premier de « Passerelle ») qui relie la gare à la ville haute de la capitale – s’étalent sur deux jours, les 4-5 octobre 1859. Il est prévu de convier diverses personnalités, triées sur le volet, au banquet et au bal organisés pour l’occasion à l’Hôtel de Ville de Luxembourg. On prévoit d’y accueillir un parterre d’invités de marque, dont le Prince Guillaume d’Orange-Nassau (1840-1879), fils du Roi Guillaume III des Pays-Bas, et son oncle, Henri d’Orange-Nassau, Lieutenant-Représentant, qui honoreront de leur présence les deux manifestations. La Commission directrice des fêtes de la Ville de Luxembourg fait donc parvenir deux invitations – l’une pour le bal, l’autre pour le banquet – au dénommé Jean Mersch-Wittenauer (1819-1879), futur Bourgmestre de la Ville de Luxembourg (1869-1873) et à l’époque encore simple membre du Conseil communal de Luxembourg. Nous ne savons pas s’il a donné suite aux deux invitations.
Les festivités vont inspirer à l’auteur et poète luxembourgeois Michel Lentz (1820-1893), qui jouit déjà de son vivant d’une certaine notoriété, la célébrissime chanson « De Feierwôn » : il s’agit là d’une sorte d’hommage chanté à l’avènement du chemin de fer, synonyme de progrès, dans le pays. La chanson est interprétée la première fois par une chorale le 4 octobre 1859. Le Courrier du Grand-Duché reproduit les paroles intégrales de la chanson en première page de son édition du 5 octobre 1859.
Le Grand-Duché bientôt couvert par un réseau ferré complet
C’est donc à partir de ce premier noyau ferroviaire que va se constituer progressivement tout un réseau de voies ferrées, lequel atteindra, au moment de sa plus forte extension, une longueur maximale de 525 km. Le réseau Guillaume-Luxembourg existant est bientôt complété par deux lignes supplémentaires : la ligne de Luxembourg à la frontière Est avec la Prusse, direction Trèves, et la ligne de Luxembourg à la frontière Nord avec la Prusse, par Weiswampach, direction Schleiden, Aix-la-Chapelle et Cologne. Cependant, la société Guillaume-Luxembourg ne conserve pas longtemps son monopole dans le domaine de l’exploitation ferroviaire, puisqu’une compagnie concurrente voit bientôt le jour : il s’agit de la Compagnie des chemins de fer Prince-Henri (1869-1877), dont l’objectif est de construire un réseau ferroviaire complémentaire (au Guillaume-Luxembourg) permettant de desservir les communes minières et industrielles du Sud du Grand-Duché.
L’industrie de l’extraction minière et de la production d’acier, qui en est encore à ses premiers balbutiements, tire pleinement profit des progrès de ce nouveau mode de transport au Grand-Duché. L’extension du chemin de fer va ouvrir la voie au développement et à l’essor futurs de ce secteur, appelé à devenir le fleuron de l’économie luxembourgeoise jusqu’au mitan des années 1970. Le sort des deux compagnies ferroviaires est définitivement scellé après la Seconde Guerre mondiale : la Société Guillaume-Luxembourg disparaît en 1946 pour être intégrée dans la Société nationale des Chemins de Fer luxembourgeois (CFL) nouvellement créée. La Société anonyme luxembourgeoise des chemins de fer et minières Prince-Henri, qui reprend le flambeau de la Compagnie des chemins de fer Prince-Henri après la faillite de celle-ci en 1877, disparaît en 1948.
Paru dans Die Warte, 17 octobre 2024.
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