Quand l’étincelle de Budapest atteint le Luxembourg Retour sur la vague d’effervescence qui secoue le Grand-Duché dans la foulée de l’insurrection hongroise d’octobre 1956

Fonds des documents éphémères

Stéphanie Kovacs

Témoignage vivant de l’effervescence délétère qui gagne le Grand-Duché à l’automne 1956, ce tract au titre « Luxembourgeois ! Luxembourgeoises ! » et sorti des presses de l’imprimerie Ney-Eicher à Esch-sur-Alzette, rend compte de l’onde de choc des événements sanglants qui agitent la Hongrie, alors pays vassal de l’Union soviétique.

En effet, une insurrection éclate le 23 octobre dans la capitale Budapest, portant au pouvoir un nouveau dirigeant en la personne de Imre Nagy (1896-1958). Celui-ci incarne l’espoir d’une transition démocratique du régime en place. Ses décisions sont toutefois loin de rencontrer l’aval du suzerain soviétique, qui craint de voir la brèche s’étendre à l’ensemble des Etats satellites de l’URSS. La décision unilatérale de Nagy de retirer la Hongrie du Pacte de Varsovie sans en référer au Kremlin, achève de mettre brutalement fin à son mandat de Premier Ministre, dont la durée n’excède guère dix jours. Le couperet des représailles ne tarde pas à tomber: les chars soviétiques pénètrent dans la capitale hongroise le 4 novembre, l’intégralité du territoire hongrois se retrouve bouclé. Acculé, Imre Nagy est destitué et incarcéré…avant d’être exécuté par pendaison à l’issue d’un simulacre de procès en 1958. 

Déferlante antisoviétique

L’émotion suscitée par ces événements, doublée de la crainte d’une confrontation militaire directe avec l’URSS, suscite en Europe des manifestations de soutien de grande ampleur à la cause hongroise (Suisse, Suède, etc…). Étant la plupart du temps le fait d’étudiants, ces manifestations s’accompagnent parfois de débordements. Les ambassades soviétiques et les sièges des partis communistes locaux sont souvent pris pour cible. Le Grand-Duché n’échappe pas à cette déferlante anticommuniste et antisoviétique: le 5 novembre 1956, des étudiants en colère manifestent devant les locaux de la « Coopérative ouvrière de Presse et d’Éditions » (COPE) - en fait, maison d’édition et imprimerie affiliée au Parti communiste luxembourgeois - dans la Rue du Fort Neipperg à Luxembourg.

Des scènes similaires se déroulent le même jour à Esch-sur-Alzette: là aussi, des lycéens en colère se déchaînent contre les locaux du Parti communiste luxembourgeois et du syndicat communiste « Fräie Lëtzebuerger Aarbechterverband », obligeant le second à annuler à la dernière minute un concert prévu le soir même sur la place de l’Hôtel de Ville.

Le 6 novembre, un groupuscule autoproclamé « groupe de patriotes luxembourgeois » appelle indistinctement « tous les Luxembourgeois » à venir manifester le même jour devant les portes du Château de Beggen, qui abrite les locaux de l’ambassade d’URSS. Le souvenir des affres de l’occupation allemande du Grand-Duché demeure encore vivace dans l’esprit des auteurs anonymes de ce tract. On n’hésite pas à faire le rapprochement avec la situation que vit alors la population hongroise. De fait, douze années séparent à peine la libération du Luxembourg en septembre 1944 des événements de Hongrie à l’automne 1956. 

Assaut sur l’Ambassade soviétique

L’appel à manifester le 6 novembre ne relève pas du pur hasard: en fait, cette date marque le jour des célébrations officielles de la Révolution bolchévique en novembre 1917. L’ambassade soviétique, dirigée par Ivan Melnyk (en poste jusqu’en 1963), a prévu d’organiser ce jour-là une réception officielle, à laquelle sont conviées toute une flopée de personnalités de la scène politique luxembourgeoise d’alors, dont l’ancien ministre René Blum. Or, il semblerait que les invités aient décidé à la dernière minute de faire faux bond à leurs hôtes, craignant sans doute davantage pour leur sécurité que par solidarité envers la population hongroise. On flaire la menace: le cortège, constitué de près de 2.000 jeunes manifestants (d’après les estimations policières), se met en branle depuis la Place du Théâtre à Luxembourg, avec la ferme volonté d’en découdre avec les représentants soviétiques. Les forces de l’ordre, dont la présence en nombre demeure insuffisante pour l’occasion, peinent à contenir les jeunes manifestants: bon nombre d’entre eux parviennent à forcer les portes d’entrée du Château et à s’introduire ainsi dans les locaux de l’ambassade, vide de son personnel. En réalité, certains membres du personnel de l’ambassade ont préféré se mettre à l’abri au grenier, alors que l’ambassadeur en personne se cache dans la cave…

Le déchaînement est total, les manifestants s’en donnent à cœur joie pour saccager tout ce qui tombe entre leurs mains. Tout y passe: mobiliers, rideaux arrachés, fenêtres brisées, plats de nourriture jetés au sol, piles de papiers jonchant le sol. Bref, c’est un véritable spectacle de désolation qui s’offre aux forces de l’ordre, arrivés sur les lieux après-coup. Le degré de vandalisme est porté à son comble lorsqu’une armoire, jetée depuis l’étage, termine sa chute en s’écrasant sur le toit d’une voiture officielle garée en contrebas.  Aucune victime n’est à déplorer, si ce n’est l’incident diplomatique qui en découle pour le gouvernement luxembourgeois d’alors: Joseph Bech (1887-1975), Ministre d’Etat, se voit obligé, le lendemain, à présenter officiellement ses excuses auprès du gouvernement soviétique.

Paru dans Die Warte, 23 février 2023, p. 7.

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