Le tartre émétique : de l’hermétisme à la chimie quantique Petite histoire culturelle d’un sel complexe

Fonds des imprimés rares et précieux

Marc Biver

« Prends de l’acide tartrique très finement pulvérisé, et le safran des métaux à l’absinthe, deux onces à parts égales. Mélange-les bien et verse-les dans une fiole. Verse dessus deux livres de notre eau bénite de thym. Place le tout, très bien couvert et rempli, dans un bain de sable chaud pendant trois ou quatre jours, agite souvent, jusqu’à ce que l’acide tartrique soit complètement dissous … »

« A solution of 18.5 g of potassium hydrogen tartrate in 400 ml water was heated to boiling and 29 g of Sb2O3 was added little by little with stirring. The mixture was boiled for 10 min and filtered … »

Hétéroclites au premier regard, ces deux extraits, pourtant, racontent la même histoire : le premier est la traduction d’une recette de l’alchimiste et médecin Adrian von Mynsicht (1588-1638), le second, son équivalent en nomenclature moderne (Iyer et al., J. Inorg. Nucl. Chem. 1972, 34, 3351).

Von Mynsicht, qui prépara cette combinaison d’antimoine, métalloïde toxique, et d’acide tartrique, acide naturel du vin, la nomma pertinemment tartarus emeticus, au vu de sa propriété la plus saillante - son action vomitive sans appel, d’ailleurs expéditivement létale au surdosage. Il publia sa découverte dans son Thesaurus et armamentarium medico-chymicum. Le succès inouï que connurent les maintes rééditions de ce traité s’explique par son caractère intégré : en un seul volume de quelque 500 pages, il organise de façon systématique, en monographies alphabétiques, un descriptif physico-chimique, la préparation, et les indications, usages et dosages (« vires, usus, dosis ») de ses remèdes. Bien qu’ancré dans la tradition hermétique, le Thesaurus est empreint de la pensée du Paracelsisme émergent, dont témoigne inter alia le recours préféré aux médicaments d’origine minérale et synthétique, ce au dépens des simples galéniques. Clairement, von Mynsicht était un homme à la croisée de deux mondes : on note la curieuse dissonance entre le réalisme des synthèses, et la fantaisie débordante des indications. Ainsi, le tartre émétique seul serait l’infaillible cure d’une véritable kyrielle de pathologies, couvrant céphalées peu spécifiques, « mélancolie » et troubles mentaux vaguement connexes, troubles visuels, auditifs, et toutes affections digestives, et à ne surtout pas rater : la fièvre boutonneuse (morbus ungaricus) ! Néanmoins, avant la parution de pharmacopées officielles, à une époque où la préparation des médicaments incombait aux pharmaciens et médecins eux-mêmes, l’utilité du livre pour le praticien était évidente. La BnL a la fortune d’en héberger, dans son fonds ancien, deux éditions : l’une de 1645, parue à Lyon, et l’autre de 1646, parue à Lübeck, cette dernière acquise par Placidus Eringer, moine apothicaire d’Echternach.

Revenons-en au tartre émétique, dont le nom trivial, même transposé en langues allemande (Brechweinstein) et anglaise (tartar emetic), est resté jusqu’aux temps modernes. Dans le sillage du succès continu des sciences exactes, rationnalisant la recherche de principes actifs qui aidaient plus et nuisaient moins, la science médicale se libéra de la sombre fascination de ses aïeux pour les grands toxiques, de la croyance que tout venin nécessairement déploierait des vertus thérapeutiques entre les mains du médecin, et l’émétique tomba en obsolescence, relégué au plan des onguents mercuriels et pilules arsénicales. Sa seule indication moderne reste la thérapie de la leishmaniose, et encore le tartrate s’y voit remplacé par des composés d’antimoine mieux tolérés, moins toxiques. La 7e édition de la pharmacopée allemande (1968) ne le mentionne même plus. L’intérêt des chimistes, en revanche, ne s’est jamais tari, ce dont témoigne la synthèse moderne citée au début. De la publication du Thesaurus jusqu’au XXe siècle, l’énigme structurale de l’émétique déjouait concepts et techniques de leur science, mais il était largement apprécié et employé, car sa bonne solubilité dans l’eau le distinguait de la quasi-totalité des autres composés d’antimoine, d’où l’obstination des chercheurs : au XIXe, la synthèse de composés semblables à base d’autres éléments (arsenic, bismuth, fer, manganèse, chrome et aluminium) souleva la question si l’émétique pouvait bien répondre à un motif structural récurrent. Des mesures cryoscopiques (i.e. du point de fusion de solutions) suggéraient, en 1895, une structure moléculaire insolite : une entité formée de deux ions d’antimoine liés à deux ions tartrate (« restes » d’acide tartrique). L’élucidation de structure par diffraction de rayons-X corrobora cette hypothèse (1970), et les sels analogues du vanadium (1967) et du germanium (2008) s’ajoutèrent à la liste. Des prédictions par modèles computationnels (« chimie in silico »), étayées par résonance magnétique nucléaire, ont récemment (2010) permis d’identifier un isomère de l’ion. Finalement, les constantes d’équilibre de formation en solution aqueuse des tartrates complexes de l’arsenic, de l’antimoine et du bismuth ont été déterminées par l’auteur (2021). L’un des enseignements de ce bref suivi est assurément que le « progrès scientifique » est un chemin sinueux, ardu par endroits, aux nombreuses bifurcations aboutissant à l’inattendu, ou simplement nulle part, et toujours inscrit dans le paysage culturel plus large de son époque. 

Paru dans Die Warte, 21 avril 2022, p. 11.

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